Le drap
J’appréhende. Dans ces cas-là, j’ai toujours l’impression d’être un intrus. Je stationne la voiture dans la rue, le long du mur décrépi de la maison. J’inspire un grand coup. Je descends. La première personne que je croise est un pompier. Je lui serre la main et il me regarde avec une mine emplie de désarroi. Cette expression sur son visage, qui veut dire : il veut dire « il est top tard ».
Je franchis le portail. Le corps médical s’affaire déjà à ranger son matériel. Les médecins et infirmiers ont l’air hagard de ceux qui viennent de perdre un combat. De l’autre côté il y a un petit groupe de cinq personnes en larmes.
Le boss prends attache avec le médecin du SMUR. De mon côté, je dois faire un premier tour d’horizon et geler les lieux*. Après avoir pris toutes les précautions qui s’imposent et que l’on m’a enseignées, je rentre dans la véranda.
C’est une pièce vide, aménagée en séjour. Toute les fenêtres sont ouvertes et pourtant l’atmosphère y est pesante. C’est un sentiment indescriptible. L’émotion du premier instant passé j’aperçois le drap blanc étendu sur la table. Je dois m’assurer visuellement que le corps ne porte aucune trace de violence. Je m’approche. J’inspire. Je soulève le drap. Je suis figé, je découvre un bébé. Un nourrisson au visage angélique. Le corps marqué de traces laissées par les patchs du défibrillateur. Je termine mes brèves constatations en attendant la cellule d’identification criminelles. Je recouvre le corps de son drap blanc.
Le nourrisson
Le drap a laissé place à une housse mortuaire. Posé plus loin sur une desserte. Tout est propre. Les gestes sont sûrs, ces trois personnes travaillent ensemble toute la journée, elles n’ont aucune difficulté à se comprendre, sans avoir besoin de parler. Tenue de rigueur : blouse, charlotte sur la tête, sur-chausse, gant, la panoplie est au complet. L’ordinateur est allumé, l’imprimante connectée, les sachets et cartons de scellés disposés à portée de main. Étrange sensation d’installer ce bureau de fortune dans cette pièce aux odeurs de formol et carrelée de blanc du sol au plafond.
Tout est prévu pour que l’acte soit totalement déshumanisé mais pourtant tout le monde se montre d’une extrême délicatesse. Les prélèvements externes sont réalisés. L’un tient les tubes, l’autre réalise les prélèvements et insèrent les écouvillons, le dernier prend des notes. Le procédé est rodé. Technique.
La lame du scalpel dessine une première trace le long du corps. Ligne directrice, le médecin légiste n’a plus qu’à la suivre. La vie a quitté ce corps depuis déjà quelques jours, il se déforme à la moindre pression. Il n’y a pas de sang apparent et il reste marqué comme un coussin à mémoire de forme. La peau est soulevée petit à petit.
Soudain une image totalement incongrue me vient ; celle des cours de cuisine durant mes études d’hôtellerie, ou l’on apprenait à dégraisser une viande. Je lutte pour évacuer cette pensée totalement en inéquation avec le moment.
Un instant j’ai même l’impression d’avoir déjà vécu cette scène. Étrange sensation, je me surprends à penser que j’ai déjà visualisé ce moment. Mon cerveau vient sans doute de faire un arrêt sur image.
Soudain des sueurs froides m’envahissent, je commence à ne plus entendre ce qui se passe autour de moi. Je ne suis plus capable. Blafard. J’annonce : « ça tourne, je sors ». Un membre de l’équipe m’accompagne jusqu’à la salle de repos. Une chouquette et un café plus tard, j’essaie de mettre des mots sur ce qui vient de m’arriver. Je me suis trouvé mal.
Le soignant qui m’a pris en charge essaye de me réconforter. M’explique que j’ai été professionnel de sortir avant de créer un problème supplémentaire en m’affalant dans la salle. Il me raconte qu’il a connu son premier malaise à l’occasion de sa soixante dixième autopsie. Il m’assure que ça ne prévient pas…
Je ne l’écoute plus, mon cerveau se met en route. Analyse. Je revois le scalpel remonter le long du thorax, puis soudain, le médecin a basculé la tête et incisé au niveau du cou. Black-out, ce n’est plus une enveloppe corporelle que je regardais, mais bel et bien toi Léo** ! Ton visage angélique et si paisible. Ton air de poupon parce que oui c’est ce que tu étais, un nourrisson ! Je n’ai pas accepté de voir un être si petit partir si tôt. La vie ne peut pas être aussi courte. Tu avais encore tellement de chose à découvrir.
Le stress retombe. Je n’ai qu’une envie… Pleurer. Je ne le ferais pas. Des gens attendent des réponses, l’enquête n’est qu’à ses balbutiements. Le thanatopracteur me donne quelques conseils. Je me relève et y retourne.
Aujourd’hui, j’ai une nouvelle fois fait un transfert !
MIK
*figer une scène d’infraction, la protéger et en interdire l’accès en vue de procéder aux constatations.
**le prénom a été modifié.
Votre texte, que j’aime bien, a réveillé des vieux souvenirs. Voici un récit que je vous offre :
Un bar d’habitués, dans une capitale Européenne aux rues parfois pavées. Il pleut,
ce qui est normal en automne et l’odeur de clients mouillés persiste. Seul le bar étroit
et enfumé permet d’échapper à ce parfum de moisissure humaine.
Le gars était visiblement là depuis un moment, fumant cigarette sur cigarette, perché sur un de ces tabourets de bar à 3 pieds. Je laisse une place entre lui et moi, un peu d’intimité ne fait pas de mal lorsqu’on ne se connaît pas.
Pourtant, la conversation s’enclenche rapidement, mon accent français est souvent un bon déclencheur. Et la conversation, cela fait plus de vingt ans mais je m’en souviens encore même si les détails m’ont échappés depuis, part sur les dérives de la vie, les échecs et la violence irrémédiable de certains de ces échecs.
« Mais tu sais pas ce que c’est un échec, je le vois à ton regard ». Il l’a répété plusieurs fois tranquillement, posément à notre huitième ou dixième bière. « Moi, je le noie ce soir ». Après un silence assez long me semble-t-il, il m’a raconté son échec.
Il était flic dans l’équivalent local de la BRB pour autant que je me souvienne. Lors d’une poursuite qui a mal tourné, les braqueurs d’une banque ouvrent le feu sur lui et ses collègues dispersés sur la place d’en face le bar où nous nous trouvions. Il réplique plusieurs fois sur ceux qui courent, armés, en sa direction. Lorsqu’un homme tombe, il vient de comprendre qu’il a touché son copain, son pote, celui avec qui il a tout appris et partagé depuis leur entrée le même jour dans le même service. Et l’ami, le copain, le soutient des jours moroses est mort sur le coup. Cela faisait dix ans jours pour jours et c’était à deux pas d’ici.
Nous sommes passés au whisky, continuant tranquillement à deviser des blessures de la vie, à comparer ce qui n’est pas comparable et ne le sera jamais. Et l’alcool, la nuit, le brouillard on fait le reste et nous ont absorbés dans l’oubli.
Je suis revenu souvent dans ce bar, jusqu’à ce que je sois obligé de retourner en France. Je n’ai jamais revu cet homme, pourtant j’y pense souvent, en particulier lorsque tout va mal, et que peut-être aujourd’hui tout va mal. La douleur tranquille, ça reste de la douleur.
Merci pour votre récit cher Marcel. Nous le partageons avec plaisir avec nos lecteurs.